Ouragan, Laurent Gaudé

Publié le par Arianne

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Lent et inéluctable comme la mort, beau et poignant comme un Requiem, le destin de personnages pris au cœur de la tempête qui a ravagé la Nouvelle-Orléans.

Il y a la vieille Joséphine à qui on ne la fait pas, qui a tant vécu, tout vu et qui connaît si bien les signes avant-coureurs du malheur. D’ailleurs, que fait-elle encore sur cette Terre, elle qui est si vieille et qui a enterré tous ceux qu’elle aime ?

Il y a Rose et son petit, qui ne parle pas, deux petites chose fragiles et perdues – au sens propre comme au figuré – que va rejoindre Keanu Burns, seul être à vouloir rejoindre la ville alors que toute la population est en fuite. Keanu refait le chemin à l’envers, celui qu’il a parcouru il y a des années après avoir quitté Rose. Que cherche-t-il à absoudre en revenant vers elle, que cherche-t-il à oublier dans ces eaux boueuses qui montent ?

Il y a le révérend, personnage étrange qui passe d’un extrême à l’autre, illuminé, aveuglé par la terreur et l’incompréhension de cette épreuve divine.

Et puis les prisonniers que les eaux ont relâchés dans un monde extérieur aussi hostile que les confins de la prison.

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Un livre choral où la détresse de l’un renvoie aux terreurs d’un autre, la sagesse de la vieille au courage d’un plus jeune. Chacun est narrateur de sa propre histoire dans ce récit polyphonique touchant et chaque personnage est habilement drapé de son histoire, de son passé, de ses angoisses, de ses espoirs et mené lentement vers son destin.

Cruel sans être larmoyant. Comme dans La Porte des Enfers, Laurent Gaudé manie la langue avec justesse et émotion. Cet ouragan soulève d’abord les couches de vie des personnages avant de s’abattre, implacable, sur toute la ville. Et révèle tout ce qu’ils ont été, tout ce en quoi ils ont cru et tout ce contre quoi ils vont devoir se battre.

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Laurent Gaudé

« Il roule toutes vitres ouvertes. L’air est lourd. L’humidité lui colle la chemise à la peau. Il n’y a personne sur la route mais la voie, en face, est de plus en plus chargée. Elle est remplie de voitures bourrées à craquer, passagers à l’arrière, valises sur le toit, des voitures dans lesquelles on a essayé, en hâte, de faire tenir toute une maison. […]

Depuis qu’il roule en contemplant le ciel pour apercevoir les premiers signes du désastre, depuis qu’il est sorti de sa chambre et s’est engouffré sur l’autoroute 10 Houston – La Nouvelle-Orléans, une joie nouvelle le tient. Il essaie d’imaginer ce que peut être une ville en chaos, submergée par les flots, il essaie d’imaginer la fin du monde et plus il le fait, plus le nom de Rose résonne dans sa tête. […]

Il y a six ans, il roulait en s’éloignant d’une femme qu’il aimait et cela était facile. Aujourd’hui, il roule vers une femme qui l’a oublié, qui ne l’attend pas et même, peut-être, ne voudra plus jamais entendre parler de lui et cela est dur. Il a peur. Il n’y a plus d’ivresse, plus de vie ouverte à l’infini, il n’y a plus que les bruits de la plate-forme qui l’empêchent de dormir la nuit. Il se sent nu comme un enfant honteux. Aujourd’hui, il n’a plus cette force présomptueuse qui lui donnait envie de mordre le monde et de vivre mille vies. Il est fatigué. Six années ont passé, qui l’ont usé. Il se sent vieux et il roule, les lèvres serrées, aux aguets, comme si, à tout moment, la terre pouvait décider de l’avaler. »

 


« Oui, mais pour moi, vieille négresse aux seins de mère flétris, c’étaient encore mes enfants et ils devaient durer. Il ne me reste que ma vieille carcasse et mes os de nègre maintenant. À quoi puis-je rester fidèle ? Il n’y a que cela qui fasse tenir le monde debout, la fidélité des hommes à ce qu’ils ont choisi. Je voulais être un roc mais il ne me reste que des souvenirs. Je veux être fidèle à Marley, par-dessus soixante-dix années de solitude et tant pis si nous n’avons vécu ensemble que quatre petites années, tant pis si j’étais une gamine aux seins fermes et aux jambes galbées qui riait souvent de sa propre jeunesse, je suis fidèle à Marley parce que seul éclaire la solitude des années que j’ai passées à veiller sur mes enfants avec ma rage et mes griffes – et pourquoi l’ai-je fait, au fond, si c’était juste pour nourrir la mort ? Je suis fidèle à Marley et j’irai mourir dans le bayou où ils l’ont noyé. Il n’y a que cela qui ait un sens. Puisque personne n’est là pour me fermer les yeux, je les garderai ouverts, et les poissons viendront se réfugier dans ma chevelure. Il y aura cela, au moins, qui fera tenir le monde. La vieille Joséphine, négresse par principe depuis presque cent ans, flottera dans les mêmes eaux que son homme et une chose, au moins, ici-bas, sera à sa place. »

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